Voilà plusieurs jours que la Nouvelle-Calédonie revient à la Une de l’actualité nationale, et une fois de plus, l’archipel est associé à la violence, aux barrages, aux morts injustes et à l’envoi de forces supplémentaires depuis la métropole pour rétablir l’ordre républicain. Pourtant, à regarder ce qui s’est passé depuis le dernier referendum de 2021, bien peu des trois principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité ont été mis en œuvre. Comment en est-on arrivé là ? Nous ne pouvons trop remonter dans le temps, mais rembobinons de quelques décennies.
En juin 1988, retenons l’image d’une main tendue entre Jacques Lafleur, représentant le camp politique « loyaliste », c’est-à-dire pour le maintien du Territoire au sein de la République française et Jean-Marie Tjibaou, leader charismatique du camp indépendantiste sous les auspices et l’arbitrage d’un État qui, à l’époque, eut l’intelligence de viser la neutralité, après avoir dépêché sur place une « mission du dialogue ». Fin de plusieurs années d’affrontements meurtriers depuis 1984 pudiquement appelés « les événements », jusqu’à la prise d’otage et l’assaut tragique de la grotte d’Ouvéa en avril-mai 1988. Un plus tard, le 4 mai 1989, Jean-Marie Tjibaou et son bras droit Yeiwene Yeiwene ont payé de leur vie leur engagement pour la paix, mal compris par une minorité, on le sait. On sait moins que les Églises chrétiennes ont patiemment et avec pudeur, joué un rôle non négligeable dans la réconciliation, par d’émouvantes coutumes de pardon, des familles meurtries par ces drames.
Cette période fut celle d’un rééquilibrage salutaire : formation de 400 cadres kanak sur 10 ans, dès après le bac, accueillis au tout début en métropole par le DEFAP, dans une mission confiée par l’État, redécoupage des régions, développement économique au plus près des populations de « la brousse » et des « îles », sans oublier une redistribution progressive des terres à leurs premiers occupants et des profits du Nickel. On se donnait 20 ans pour « construire le pays » (ce sera 30 ultérieurement), consensus scellé dans l’Accord de Nouméa en 1998, un texte au préambule magnifique, reconnaissant « le passé » comme « le temps de la colonisation, le présent comme le temps du partage et, par le rééquilibrage », culminant dans la formule quasi magique de « destin commun » : « l’avenir doit être le temps de l’identité dans un destin commun ». On pensait en peuple calédonien, en citoyen d’un pays multiethnique avant de penser en peuple de nationalité française. En dehors du régalien, l’autonomie dans l’éducation ou la santé par exemple était réelle et les majorités de l’assemblée territoriale et de l’exécutif ont connu une certaine alternance. Cependant les camps traditionnellement opposés se morcellent chacun séparément en une multitude de partis, des figures historiques comme Rock Pidjot, Jacques Lafleur, Nidoïsh Naisseline disparaissent, dans un paysage politique de plus en plus difficilement lisible.
Les jeunes kanak retournant de métropole, souvent diplômés, trouvent peu d’emploi, les inégalités sociales se creusent, le taux des accidents de la route mortels liés à l’alcool ou le cannabis frise le record mondial, contrairement au cours du nickel dont l’exploitation coûte trop cher du fait du prix de l’énergie. Bref, le souffle des débuts n’y est plus, le grand récit du destin commun s’affadit tandis que certains élus des deux bords sont loin d’être exemplaires tant sur la route que dans leurs propos publics. La Province Nord – qui s’est développée de manière spectaculaire, accueillant même une antenne de l’université et… un centre pénitentiaire, ainsi que les Iles Loyauté, moins favorisées économiquement, mais aussi le congrès et le gouvernement restent, à la faveur d’alliance avec de petits partis représentant surtout des wallisiens et futuniens, dirigées par les indépendantistes, tandis que la Province Sud et la capitale Nouméa restent les plus riches, les plus peuplées, les plus blanches et dirigées par les loyalistes.
Déséquilibre flagrant, là où l’Accord cherchait à « rééquilibrer », notamment grâce à une clause de restriction du corps électoral négociée entre les partis locaux et avec l’État via une modification constitutionnelle. Il faut s’arrêter un moment sur cette « discrimination positive » qui heurte à première vue le principe « un homme ou une femme = une voix ». Laissons de côté la période de la colonie où seuls quelques hommes kanak (chefs, anciens combattants, enseignants ou religieux) avaient le droit de vote. Une minorité d’un peuple numériquement majoritaire : les kanak sont 49% en 1946, pour 30% d’Européens et 21% « d’indo-asiatiques » : situation coloniale classique démentant le principe d’égalité républicain électoral ci-dessus. Même après la transformation en Territoire d’Outre-Mer en 1946 et la loi élargissant le corps électoral à tous les citoyens français, sous la pression de l’élite européenne au pouvoir au Conseil général, les kanak n’accèdent effectivement au suffrage universel qu’en 1957.
Puis une autre mise en minorité intervient dès 1969 avec le « boom du nickel » qui entraîne une forte immigration métropolitaine et océanienne (Wallis et Futuna). C’est sur ce terreau-là d’un peuple dépossédé d’expression légale chez lui, invisibilisé, que se fonde la revendication autonomiste d’abord des années 1960, puis indépendantiste des années 1970 : reconnaissance de l’identité culturelle et ses richesses, accès aux ressources et indépendance politique. Ces mises en minorités successives resituées sur un temps long, celui de l’Océanie, ici cinquantenaire, s’accommode mal de la précipitation métropolitaine liée aux élections présidentielles quinquennales et expliquent clairement l’hypersensibilité des kanak indépendantistes sur la composition du corps électoral. Elles permettent de comprendre la solution choisie – même à contrecœur par les loyalistes – de son « gel », empêchant des immigrants installés depuis moins de 10 ans en 1998 de voter pour les référendums d’autodétermination et aux élections provinciales et territoriales. Toucher à la composition du corps électoral consiste à remettre à vif des plaies que l’on avait commencé à cicatriser. C’est revenir à l’invisibilisation, à l’humiliation coloniale, à « silencer » un peuple entier pour employer ce bel anglicisme. Or c’est la voie qu’a choisie le gouvernement en appuyant devant le parlement la demande de remise en cause de la composition du corps électoral faite par les loyalistes calédoniens (et encore, peut-être pas de tous), confirmant une trajectoire dangereuse faisant sortir l’État de son rôle d’arbitre, à l’écoute de toutes les parties, seule attitude possible et crédible au regard de l’histoire.
Cette sortie de route a été amorcée au lendemain du 2e referendum d’autodétermination de 2020 où 53,26 % de la population calédonienne se prononçait contre l’indépendance, mais 46,74% en sa faveur. Le camp indépendantiste, mais aussi des membres de la société civile et l’Église protestante Kanaky de Nouvelle-Calédonie (EPKNC) demandaient au président Macron un report du 3e et dernier référendum prévu par l’Accord de Nouméa après la présidentielle de 2022 afin d’atténuer l’effet couperet du scrutin et de ne pas le laisser se faire contaminer par les enjeux nationaux. Au lieu de cela, sa date a été fixée au 12 décembre 2021 alors que le Territoire faisait face au Covid, avec de sérieux problèmes de transports et de nombreuses cérémonies de deuil mobilisant des kanak se trouvant difficilement en condition de pouvoir voter. Comment s’étonner par conséquent du boycott de ce scrutin par les partis indépendantistes qui, à ce moment-là, appelaient au dialogue, comme le fait en vain le gouvernement aujourd’hui ?
La suite n’est qu’une série de fautes politiques dont on se demande si elles relèvent de l’incompétence ou de l’inconscience :
- un référendum rejetant l’indépendance à 96,5% mais avec 56,1% d’abstention reconnu comme pleinement valide, et triomphalement célébré en 2023 par le président de la République à Nouméa devant « ses » seuls électeurs, les indépendantistes ayant refusé de le rencontrer,
- la nomination en 2022 comme secrétaire d’État à la citoyenneté de l’une des chefs de file loyaliste, Sonia Backès dont les propos publics du genre « moi, je n’ai colonisé personne » claquent comme une insulte à la mémoire de ceux qui ont lutté pour la paix depuis 40 ans et qui font honte y compris aux personnes de son propre camp,
- la désignation en 2024 de Nicolas Metzdorf, député de la Nouvelle-Calédonie, loyaliste encore, comme rapporteur du projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral qui vient d’être adopté…
Bref, une succession de passages en force incompréhensibles et une partialité indéniable qui ridiculisent d’autant plus les plus récents « appels au dialogue » de l’exécutif national. Aujourd’hui la réalité est brutale, elle se traduit en émeutes, en victimes innocentes, faute d’accès immédiats aux soins, en pénurie alimentaire, en climat d’angoisse que tout le monde croyait révolu. Tout cela parce qu’un gouvernement est resté sourd aux alertes provenant de tous horizons et a fait sortir l’État républicain de son rôle d’arbitre et de protecteur de l’ensemble de la Nation.
Certes il ne faut pas être naïf sur les enjeux géopolitiques et économiques que constitue la présence française en Nouvelle-Calédonie, mais croire que les partis politique, la société civile et même les Églises sur place y sont indifférents est encore au mieux une bévue, au pire un reste de condescendance coloniale. Considérons seulement le terrain religieux : la dernière assemblée des Églises du Pacifique, accueillie à Nouméa en novembre 2003 a clairement montré l’insertion de l’Église de Nouvelle-Calédonie (EPKNC), à majorité kanak, dans le grand ensemble des peuples océaniens appelant à décoloniser, démilitariser et décarbonner leur espace de vie pour espérer en jouir encore un peu selon les canons de la culture et de la spiritualité qui leur est propre. Le motif théologique mis en valeur par l’EPKNC lors de l’Assemblée de la PCC à Nouméa en novembre 2023, le « Do kämo », homme reconnu devant Dieu et devant les hommes comme véritable ou authentique, parce qu’il est être de chair fait de relations humaines et de relation à Dieu, était un moyen d’expression de l’Église pour dire la dignité d’un peuple qui n’exclut pas les autres, au contraire…
En Nouvelle-Calédonie aujourd’hui toute la population souffre. Parmi elle, de nombreux frères et sœurs protestants. La mission protestante, dans les années 1950, a soutenu l’engagement des kanak dans la vie politique par la création, avec la mission catholique, du parti autonomiste Union calédonienne. Puis l’Église évangélique issue de la mission, a pris position en 1979 en faveur de l’indépendance lors de son synode annuel. Elle a changé de nom mais pas de ligne : une indépendance non violente, dans le respect de toutes les communautés ethniques, de toutes les sensibilités politiques. Elle s’est engagée à sa manière dans les années 2000 à travers un programme « faire chemin ensemble » pour s’approprier spirituellement ce mot d’ordre de « destin commun ». Elle est, avec l’Église catholique et d’autres forces civiles comme le conseil des sages ou le Sénat coutumier, une des composantes qui doit être prise en compte pour renouer un fil de discussion qui s’est rompu par aveuglement et surdité. Il n’est peut-être pas encore trop tard pour une médiation, une « mission de dialogue » réellement neutre et représentative de la société civile. Attention toutefois à ne pas donner à nouveau l’impression de schémas paternalistes ou colonialistes laissant induire que l’avenir se décide à 20 000 km des réalités du terrain. Il existe des ressources locales, des sages reconnus, et sans doute les réseaux internationaux, le Conseil œcuménique des Églises et son émanation régionale, la Conférence des Églises du Pacifique (PCC) ou la Cevaa pourraient s’avérer ici des intermédiaires précieux pour une paix durable.
Aujourd’hui seul un État revenu à la neutralité, à l’écoute dans le dialogue, peut garantir de nouvelles orientations, de nouvelles échéances politiques mais pas seulement. Seul un tel État peut, par sa puissance publique, entreprendre une politique efficace de réduction des inégalités sociales et d’élaboration de garanties économiques pour l’avenir du pays, indépendant ou non, sur le temps long, océanien, et non le temps électoral. L’occasion de retrouver son honneur national et le respect de toutes les composantes de la population calédonienne mais aussi à l’international. En attendant ce tournant crucial, les Églises, protestantes et catholiques, se tiennent côte à côte dans un œcuménisme de crise et d’espoir : elles sont à l’écoute des dirigeants locaux, prient, veillent, consolent les familles de toutes les victimes, y compris celles des gendarmes tués sur le terrain. Elles restent le signe de l’espérance chrétienne, malgré tout, et comptent sur la prière et la solidarité de leurs frères et sœurs en métropole et dans les outremers.
Gilles Vidal est maitre de conférences à l’Institut protestant de théologie à Montpellier. Ses recherches portent sur l’histoire de la diffusion du christianisme dans le Pacifique au XIXe et l’articulation des cultures du Pacifique avec la théologie chrétienne à l’époque contemporaine. Il a été envoyé de la Cevaa comme enseignant en Nouvelle-Calédonie en 1988-90 et 2003-2007 et a effectué plusieurs séjours de recherche et participé à différentes assemblées ou colloques à Fidji, Samoa et en Polynésie française (Ma’ohi Nui). Il était invité en novembre 2023 à l’assemblé de la Conférence des Églises du Pacifique à Nouméa.